Les caprices de la nature au Japon : témoignage de Patricia Loison
Les Japonais dansent sur un volcan
Des catastrophes naturelles frappent le Japon chaque année. Patricia Loison nous livre ses inquiétudes face à ce fléau qui fait trembler l'archipel.
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La vie n'est pas un long fleuve tranquille
Les Japonais dansent sur un volcan. Avec élégance. Toujours. C’est ce que je me dis en bravant la palanquée de nuages accrochés aux collines de Kobe, pour ma balade matinale le long de la rivière.
Ce cours d’eau qui descend à tout allure de la montagne est sorti de son lit cet été.
Il est pourtant sévèrement encadré : lit encaissé, marches en pierre pour le freiner, hauts murs de part et d’autre. Quand il a viré au Mister Hyde façon rivière déchaînée, j’étais déjà partie. J’ai découvert ébahie les berges noyées, l’eau marron roulant, fonçant vers l’océan, écumant jusqu’aux voitures en surplomb.
Deux mois après, il ne reste que quelques plaques de goudron décollées qui déforment la chaussée. La promenade est nettoyée, un mini-trottoir rutilant a même été construit pour éviter la zone meurtrie. Au-dessus, deux femmes soigneusement vêtues, blouse verte pour l’une, pantalon blanc pour l’autre, bavardent. Indifférentes aux lumières jaunes de la rivière qui clignotent par mauvais temps. L’une retient son chapeau. Après les inondations du début de l’été, un typhon et un séisme, plus haut, à Hokkaido, elles papotent, sourient, s’esclaffent.
Ce quotidien « normal », je m’y suis accrochée quand nous nous sommes installés ici.
Fausse alerte ?
Phobique des séismes, incollable sur la ceinture de feu du Pacifique, victime d’une crise d’angoisse sur la faille de San Andréas pendant le tournage de Faut Pas Rêver, le Japon est mon pire cauchemar... Je sursaute au moindre tressaillement : une moto qui démarre vite, un train qui passe. Je n’ai qu’une question à la bouche : « Est-ce un tremblement de terre ? ».
Les gens secouent la tête gentiment. Pas du tout : c’est une voiture, un métro...
Summum du ridicule : le choix du canapé Ikéa avec mon époux et sa collaboratrice. Au lieu de savourer ce rare moment de shopping conjugal, je suis aux aguets, les pieds collés au plancher... « Patricia, c’est la navette qui fait ce bruit... elle relie le magasin à l’île principale toutes les dix minutes... » m’explique la jeune femme en souriant.
Je crois également m’évanouir quand nous allons chercher ma voiture japonaise dans un centre d’occasions géant. Là encore je pose la question fatale, là encore, vendeurs et clients m’assurent que ce n’est que le vrombissement de dizaines de véhicules à l’essai.
Jour après jour, mon angoisse s’efface. Je prends confiance. Qui a dit que ça tremblait tout le temps dans ce pays ? Des vieilles dames arpentent tranquillement le trottoir pour aller faire leurs courses. Des petits en uniformes bleu marine et blanc, à peine plus hauts que leurs cartables, rentrent seuls de l’école. Si eux, les plus vulnérables, vaquent à leurs occupations... je dois pouvoir m’y faire.
Je subis même une formation permanente : le méandre d’autoponts qui relie Kobe aux différentes îles artificielles qui la bordent. Certains tanguent dangereusement au passage des camions. Au point d’inquiéter mes filles. C’est à moi désormais de répondre fièrement : « Tsssst... ce n’est rien les filles, le pont est souple c’est tout... pour mieux résister aux chocs justement... mais il est solide, ne vous inquiétez pas ».
Cependant, impossible d’échapper aux statistiques en vivant sur l’archipel. Des milliers de secousses chaque année. La plupart imperceptibles pour l’homme.
Dur retour à la réalité
Le premier, notable, que nous expérimentons nous cueille aux premiers jours dans notre nouvelle maison. Nous réalisons à peine ce qu’il se passe que c’est déjà fini.
Encore jet-laggés, nous sursautons à la sonnerie stridente de nos mobiles qui s’affolent en choeur. Tous les réseaux nippons diffusent en effet une alerte à quelques secondes – on ne peut pas faire plus- d’un séisme important. Évidemment, le temps de pester contre la sonnerie insupportable, de trouver son téléphone et de se sentir vaguement rouler comme sur un matelas d’eau... les vibrations sont passées.
Les enfants, en communication permanente avec les copains du voisinage, confirment qu’il y a bien une secousse plus loin, ressentie jusque chez nous. Nous qui comptions sur l’instinct animal pour nous prévenir d’une catastrophe : notre Jack Russel continue de chercher sa balle dans les buissons avec une indifférence consternante à ce qui s’est passé sous ses pattes...
La seconde expérience sera plus vivace. Nous dormons -encore !- à moitié quand un silence absolu se fait autour de la maison, suivi d’un coup de vent, puis ce grondement sourd, un bruit qu’on ne connaît pas, qu’on ne peut comparer à rien. Et une peur primale en le ressentant au fond de nos tripes. Cette fois, le chien terrorisé manque de faire tomber mon mari et vient se loger sous la couette où je suis moi-même cachée, une stratégie qui heureusement ne figure dans aucun guide.
La petite se pelotonne avec nous, notre grande descend en râlant et cherche un coupable parce que ses livres – merveilleux égocentrisme de l’adolescence - sont tombés de son étagère. Les bips rassurants des messages des voisins et amis remplacent peu à peu le son strident de l’alerte au tremblement de terre.
L’Homme se douche et se rase comme si de rien n’était, assurant qu’il doit absolument se rendre au bureau pour une conférence de presse qui n’a rien à voir avec le séisme. Mal lui en prend d’abandonner sa petite famille. Il savoure certes une autoroute pour lui tout seul, comprenant après coup que les indications clignotantes affichent le message suivant : « Vous avancez à vos risques périls après le séisme... » « Vous avancez à vos risques périls après le séisme... ». Arrivé à son travail, aucun journaliste n’est au rendez-vous : d’abord parce que la secousse d’Osaka prend le pas sur tout le reste, ensuite parce que les transports s’arrêtent automatiquement, enfin, en cas de séisme, la consigne nationale est de... rester chez soi.
Quant à nous, à Kobe, nous reprenons nos esprits, devant la télé qui diffuse en boucle les fameuses images qui tremblotent près de l’épicentre. Nous nous réconfortons les uns et les autres. Certaines ont l’impression d’avoir bu cent expresso à la suite tellement l’expérience les a secouées. D’autres, comme moi, sont sonnées. Beaucoup ont peur.
L’après-midi venu, je décide de me confronter à cette bonne vieille terre dont on oublie à force de vivre dans l’hexagone qu’elle est une matière vivante, qu’elle bouge, respire, tousse... bruyamment et violemment.
Je rejoins ma fameuse rivière, écouteurs sur les oreilles, et je cours.
Carpe diem
Je ne vois que cette solution, sentir battre mon cœur, épouser le sol avec mes pieds, m’appuyer sur le plancher des vaches pour reprendre le cours de notre vie. Et si ça re-tremble... ? Je verrai bien.
Les endorphines font leurs effets. D’autres comme moi, courent ou marchent le long de l’eau.
Les Japonais ne dansent pas sur un volcan : ils vivent sur une ceinture de feu. Ils n’ont pas le choix. Ils savent leurs îles exposés aux colères de l’océan et du sol. Certains pensent que leur pays s’évanouira un jour comme une estampe, on appelle cela l’Ikuyo, la conscience d’un monde flou, fragile, incertain. Vivent-ils chaque jour comme le dernier ? Je n’irai pas jusque-là, mais la nature féroce a certainement forgé un « carpe diem » nippon.
Pour aller plus loin : La saison des typhons au Japon